En 20 ans, l’Afrique a vu une progression de 150 % du nombre de ses millionnaires. Elle compte aujourd’hui une vingtaine de milliardaires en dollars, dont le plus emblématique est le numéro un incontesté, le Nigérian Aliko Dangote. Pour Michel Lobé Ewané, cette progression traduit la modernisation et le dynamisme des économies africaines.
« Dans les 20 dernières années, il y a eu une amélioration du climat des affaires, il y a eu une croissance économique. Et il y a des pays qui ont aussi favorisé l’émergence de champions nationaux. Je prends l’exemple du Nigeria qui a fait beaucoup pour faire émerger des milliardaires. »
Longtemps, les grandes fortunes africaines étaient synonymes de prédation du monde politique sur la sphère économique, d’où une méfiance encore bien ancrée des populations.
« Être milliardaire en Afrique aujourd’hui n’apporte pas de la légitimité. Il y a encore beaucoup de suspicion sur la richesse. Il y a beaucoup de fantasmes, ils sont liés au fait que le politique est une source d’enrichissement. Il y a des hommes d’affaires qui sont des cache-sexes d’hommes politiques et qui ont construit toute leur prospérité par des passe-droits, en usant de la corruption et qui font une soustraction à la richesse nationale plutôt qu’une addition. »
Les milliardaires d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier. L’Afrique passe peu à peu d’un système capitaliste de type marchand à un capitalisme industriel où tertiaire. Les milliardaires ont donc aujourd’hui des profils très variés, explique Michel Lobé Ewané.
« Dans les années 1970, les milliardaires étaient des commerçants, des gens qui faisaient dans l’import-export, qui avaient une position parce qu’on leur avait donné des licences. Aujourd’hui, on remarque les liens, ce sont des gens beaucoup plus ambitieux, beaucoup plus portés dans des secteurs de pointe, la finance, les assurances. Beaucoup de milliardaires ont émergé en investissant dans les télécoms et de plus en plus, on les trouve dans l’agro-industrie, on les trouve dans l’agroalimentaire, donc il y a une diversification et c’est une différence notable avec les anciens qui étaient cantonnés à un seul secteur et sur un seul pays. »
Pour Michel Lobé Ewané, la caractéristique des milliardaires contemporains, c’est avant tout d’être panafricain par nature et de penser à l’échelle du continent. Ils ont donc précédé l’actuel mouvement d’union économique créé avec la zone de libre-échange continentale. Reste un constat : la multiplication des milliardaires reflète aussi l’imperfection des systèmes de redistribution sociale.
Entretien avec Michel Lobé Ewané, auteur du livre « Être milliardaire aujourd’hui en Afrique » aux éditions Présence Africaine.
RFI : Michel Lobé Ewané, vous partez d’un constat : sur le continent le plus pauvre du monde, la richesse ne s’est jamais aussi bien portée. Est-ce aussi paradoxal qu’il y paraît ?
MLE : Pour moi, ce n’est pas tellement un paradoxe, c’est la confirmation d’une dynamique sur le plan économique qui a été enclenché ces dix ou quinze dernières années durant lesquelles l’Afrique a connu une croissance très forte et où le climat des affaires s’est amélioré. Je ne dis pas qu’il est parfait, mais il s’est considérablement amélioré. La liberté d’entreprendre est devenue une réalité dans la plupart des pays. Certes, la pauvreté n’a pas été encore éradiquée, mais je considère que le fait qu’il y ait plus de milliardaires, donc de patrons d’entreprises qui commencent à investir dans des secteurs importants, est un bon signe. Les hommes d’affaires et les milliardaires en particulier sont en train de refaçonner le paysage économique de leur pays, comme en Afrique du Sud, au Kenya, en Tanzanie, au Nigeria et même aussi au Sénégal.
RFI : Combien l’Afrique compte-elle de milliardaires et peut-on la comparer aux autres continents ?
MLE : Il y a évidemment beaucoup moins de milliardaires en Afrique qu’en Europe, en Asie et aux États-Unis. Mais il y a une progression évidente. Le dernier classement de Forbes (magazine américain consacré aux grandes fortunes et aux chefs d’entreprises, NDLR) a identifié 20 milliardaires en dollars précisément en 2021. J’ajoute qu’en 2019, on comptait 140 000 millionnaires (c’est à dire avec au moins un million d’actifs), 699 avec au moins dix millions d’actifs et 310 avec au moins cent millions d’actifs.
RFI : En Europe, on a souvent tendance à considérer que les milliardaires sont le signe d’une redistribution imparfaite des richesses nationales dans un pays. Est-ce que c’est aussi le cas sur le continent ?
MLE : Oui, bien sûr, parce qu’une bonne partie de la richesse et des grandes fortunes ne sont pas entre les mains des hommes d’affaires mais dans celles des dirigeants politiques. Et ce n’est pas forcément une bonne chose, puisque ce sont des gens qui ne créent pas la valeur, ni d’entreprises. D’un autre côté, plus il y a de milliardaires, donc de patrons d’entreprises, plus ils peuvent contribuer à réduire la pauvreté en créant des emplois et en payant des impôts.
RFI : C’est un peu la théorie du ruissellement telle que formulée en France par le président Emmanuel Macron. Pour autant, on s’aperçoit aussi que l’écart entre les très riches et la majorité de la population africaine, souvent très pauvre, est immense. Est-ce que ce ruissellement fonctionne vraiment ?
MLE : Il est évident qu’il y a encore en Afrique beaucoup de déséquilibres. On est très loin d’une société où la classe moyenne serait suffisamment large pour imposer une répartition équitable des richesses. Mais il faut savoir qu’il y a une dynamique qui est en train de se mettre en place. La même que celle que l’on a observée en Chine où ce sont bel et bien les entreprises qui ont permis de faire sortir 400 millions de personnes de la pauvreté.
RFI : Il y a quelques années encore, on associait les milliardaires africains à la prédation et à la sphère politique. Pour être riche, il fallait être proche du pouvoir politique. Est-ce que cette situation a changé ?
MLE : Elle est loin d’avoir changé, et la réalité, c’est que le politique demeure une source d’enrichissement. Certains hommes d’affaires sont des cache-sexes d’hommes politiques. Et certains dirigeants sont extrêmement riches et cette richesse est en quelque sorte soustraite à la richesse nationale. Moi, j’ai choisi dans ce livre de parler, non pas des prédateurs du système, mais de ceux qui bâtissent et investissent, et qui apportent donc à la collectivité une richesse supplémentaire. J’ai exclu par principe et aussi par méthode les hommes politiques riches et les milliardaires politiciens.
RFI : Vous soulignez dans votre ouvrage que l’Afrique a de tous temps généré des hommes extrêmement riches. Il suffit de penser au roi Mansa Moussa 1er au 14e siècle, considéré comme l’homme le plus riche du monde. Mais il y a une période de l’histoire où les Africains ont été exclus de la richesse, c’est la période coloniale. Les Africains étaient-ils tous exclus du processus d’accumulation de richesse ?
MLE : Oui, c’était la règle. Mais il y a eu quand même quelques exemples d’hommes d’affaires ou de commerçants qui se sont enrichis sous la colonisation. Au Kenya, la famille Kenyatta s’est enrichie dans les plantations et le commerce. En Côte d’Ivoire, Houphouët-Boigny était un planteur avant de devenir un homme politique. Il y a de nombreux exemples, mais il faut souligner que c’est à chaque fois l’administration coloniale qui décidait qui pouvait travailler et s’enrichir et qui ne le pouvait pas. Et cette période coloniale – et avant elle, la période de traite esclavagiste – avait ceci de particulier que les Africains étaient considérés comme des marchandises, des biens, ou de la simple force de travail. Ceci dit, l’administration coloniale a, peu à peu, favorisé l’émergence d’une classe d’affaire autochtone afin qu’il y ait une élite favorable au système et qui le soutienne.
RFI : Si l’on poursuit la trame historique, on s’aperçoit en vous lisant que les milliardaires africains sont d’abord apparus dans le commerce. Des profils très différents de ceux que l’on voit aujourd’hui…
MLE : Effectivement, on est passé d’une classe de commerçants à une classe d’entrepreneurs. Dans les années 1960-1980, les hommes d’affaires étaient essentiellement de grands commerçants qui ont fait fortune dans l’import-export. Grâce au système de licences, ils bénéficiaient de marchés importants et réalisaient des marges énormes sur des produits de première nécessité. Ensuite, les plus audacieux, les plus ambitieux, je dirais même les plus intelligents, ont exploité le capital qu’ils ont retiré de cette activité pour investir dans d’autres secteurs : l’industrie, l’immobilier, l’agro-industrie, l’agroalimentaire. Au Nigeria, Aliko Dangote a commencé par le commerce, et ensuite il a investi dans les cimenteries. Puis il a diversifié son groupe. Aujourd’hui, les milliardaires africains se retrouvent dans des secteurs très variés : la téléphonie, les banques, les assurances et les nouvelles technologies. Il faut souligner aussi une chose importante : les milliardaires africains choisissent très vite de dépasser leurs frontières nationales et de travailler sur les marchés africains. C’est une différence notable avec la première génération qui était souvent cantonnée à un secteur et dans un seul pays. Et ce n’est pas toujours une sinécure dans une Afrique encore morcelée économiquement. Il faut savoir s’adapter aux différentes législations, aux problèmes de barrières douanières, etc. Ce panafricanisme économique, qui est la marque des milliardaires africains, est à la fois un défi et une immense opportunité de constituer des groupes transnationaux puissants.
RFI : Existe-t-il des différences d’approche économique entre les différentes parties du continent ?
MLE : L’une des plus importantes recoupe la ligne de partage entre l’Afrique anglophone et l’Afrique francophone. Les Africains anglophones sont plus habitués à manier les règles du capitalisme moderne, c’est-à-dire le recours aux marchés financiers par exemple. Ils ont aussi été les premiers à investir dans les secteurs modernes comme les télécoms. Les Francophones sont peu transparents et entretiennent le flou sur leur fortune.
RFI : En Europe, aux États-Unis, on s’aperçoit que les milliardaires le sont parfois de père en fils. Il y a des dynasties qui se créent, des patrimoines qui se transmettent. Est-ce que c’est aussi le cas en Afrique ?
MLE : Ça commence à venir, mais c’est encore très limité. Il y a quelques bons exemples. Le meilleur exemple parmi ceux que moi j’ai cité dans le livre, c’est celui du Tanzanien Mohammed Dewji qui a hérité de l’entreprise de son père. Elle faisait alors 15 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel, et 15 ans plus tard, elle en faisait 2 milliards. Son père lui a cédé les rênes de l’entreprise de son vivant. Le fils est venu avec une vision différente et avec une ambition nouvelle. D’autres exemples de transmission sont en train d’apparaître. J’ai discuté par exemple avec l’assureur ivoirien Jean Kacou Diagou et sa fille Janine, avec laquelle il esquisse un schéma de transmission. Il y a donc une prise de conscience qui commence à émerger. Des femmes et des hommes qui veulent que leur groupe survive à leur départ. Mais hélas, il existe encore beaucoup d’exemples d’héritages laissés par les milliardaires qui donnent lieu à des batailles entre héritiers qui se déchirent sur le patrimoine et parfois le dilapident. Donc, la question de la transmission reste entière. Et il n’y a pas encore véritablement de réflexion sur cette question.
Avec rfi.fr