L’Union européenne scelle un accord inédit. Les 27 interdisent aux entreprises de commercialiser sur le marché européen du café, du boeuf, du soja, de l’huile de palme et d’autres produits de base liés à la déforestation qu’elle soit légale ou pas dans le pays de production. Cette nouvelle loi réduirait ainsi la contribution de l’UE au changement climatique et à la perte de biodiversité au niveau mondial. Alain Karsenty, économiste de l’environnement, chercheur et consultant au CIRAD, est l’invité de RFI.
Alain Karsenty, vous êtes économiste de l’environnement, chercheur et consultant au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). On va revenir sur cet accord inédit que l’Union européenne vient de sceller. Les Vingt-Sept se sont entendus aujourd’hui pour interdire l’importation de produits s’ils contribuent à la déforestation.
D’abord, expliquez-nous-en quoi ce texte est inédit ? C’est une première dans le monde ?
Alain Karsenty : Ce n’est pas tout à fait une première. Disons qu’il a été annoncé assez tôt, mais les discussions européennes prennent toujours beaucoup de temps. Les Britanniques ont effectivement depuis la fin de 2021 un texte à peu près équivalent, avec une différence quand même notable, c’est que le texte britannique interdit les produits issus de déforestation illégale seulement, tandis que le texte européen ne fait pas la distinction entre une déforestation qui serait légale et illégale. De ce point de vue, ça pose des problèmes, c’est que les produits issus de déforestation qui sont considérés comme légaux en tout cas d’un pays, parce qu’il y a une certaine définition de la forêt, pourraient être inacceptables sur le territoire européen.
Parmi les produits concernés par cette mesure, par cet accord, on retrouve le cacao, le café, le soja, l’huile de palme, le bois et également la viande bovine. Très concrètement, comment est-ce que l’Union européenne va véritablement pouvoir contrôler les entreprises qui importent ces produits ? Comment finalement l’UE va pouvoir s’assurer que les cultures de ces produits n’ont pas provoqué une déforestation illégale comme vous le précisez ?
AK : Et de déforestation légale également, puisque justement l’Europe ne fait pas la distinction. Pour l’Europe, quel que soit le type de déforestation, qu’elle soit légale ou illégale, ça ne peut pas rentrer. Alors comment cela va se passer ? Toute la charge va reposer sur les opérateurs et sur les importateurs, au fond sur les opérateurs économiques, qui vont devoir faire ce qu’on appelle « une diligence raisonnée », c’est-à-dire prendre toute une série de mesures de vérifications et de contrôles auprès de leurs fournisseurs pour s’assurer que les produits qu’ils mettent en marché n’ont pas contribué à la déforestation. Et pour cela, ils devront demander notamment que tous les produits, que toutes les parcelles qui ont servi à la production de ces différentes commodités, soient géolocalisées. Il faudra qu’il y ait des coordonnées GPS qui indiqueront les parcelles de production. Évidemment, cela va poser quelques problèmes, notamment pour toutes les filières qui sont basées sur les tout petits producteurs, je pense au cacao d’Afrique de l’Ouest, je pense au café, en partie aussi à l’huile de palme parce que là, la difficulté va être assez grande de pouvoir tracer de toutes petites quantités.
Très concrètement, les entreprises importatrices de tous ces produits, à quoi s’exposent-elles en cas de manquement à cet accord ? Est-ce qu’un mécanisme de sanction est prévu par l’Union européenne ?
AK : Oui. Des mécanismes de sanction sont prévus. Ce sont effectivement en proportion aussi, si la diligence raisonnée n’a pas été faite correctement, il y a des sanctions qui sont prévues en termes de sanctions financières, notamment sur les entreprises. Et des contrôles seront effectués de manière aléatoire. En fonction également du risque au pays, parce qu’une des dispositions également de cette loi, c’est que les opérations de diligence raisonnée seront d’autant plus dures que le pays sera considéré comme un risque de déforestation. Il y a trois niveaux et plus le pays sera classé comme à risque de déforestation, plus les contrôles seront sévères et plus les obligations des opérateurs seront difficiles.
Justement, selon l’ONG WWF, l’Union européenne est aujourd’hui le deuxième destructeur de forêt tropicale au monde, derrière la Chine. Quels sont les pays producteurs de tous ces pays qu’on a évoqués qui vont bénéficier de cette mesure pour le plan environnemental ?
AK : Déjà, il faut savoir que la déforestation au niveau mondial, il y a seulement environ 20% de la déforestation qui est liée au commerce international. Donc, avant tout, les moteurs de la déforestation, c’est la consommation des pays producteurs eux-mêmes : c’est le Brésil qui consomme du bœuf, etc., etc. Les pays qui sont effectivement aujourd’hui concernés, ça va être le Brésil notamment grand producteur de soja et de bœuf, l’Afrique de l’Ouest (le Ghana et la Côte d’Ivoire) sont producteurs de cacao, vous avez également l’Indonésie, la Malaisie, grands producteurs d’huile de palme et l’Asie du Sud-Est aussi pour la production d’hévéa, mais ça il y en a un peu partout aujourd’hui. Donc, en fait, des productions inter mondialisées ont fait de l’huile de palme un peu partout, de l’hévéa un peu partout, du caoutchouc naturel. Donc, ça va concerner a priori tous les pays.
Vous parliez à l’instant du Brésil, le Parlement européen avait aussi réclamé justement d’étendre le champ de ce texte à d’autres écosystèmes boisés menacés, comme par exemple la savane du Cerrado qui couvre à la fois le territoire brésilien, paraguayen, bolivien, savane dont provient une grande partie des importations européennes de soja. Est-ce que cette extension du texte est toujours d’actualité ? Est-ce qu’elle étudiait par les Eurodéputés ?
AK : Elle est étudiée. Disons que l’Europe se laisse un an pour réfléchir aux conséquences. Je pense qu’il est bon de prendre ce temps de réflexion, parce que, ce qui est valable au Brésil n’est pas forcément valable en Afrique, c’est-à-dire qu’au Brésil, il y a beaucoup d’autres alternatives, il y a beaucoup de terres dégradées, des millions d’hectares de pâturages dégradés qui pourraient servir à faire du soja ou d’autres cultures. En Afrique centrale par exemple, vous n’avez pas cette facilité, c’est-à-dire que soit l’augmentation des cultures pérennes se fait soit sur les savanes, soit elle se fait sur les forêts. Donc, en fait, ce qui est valable au Brésil ne l’est pas forcément valable en Afrique. C’est un des problèmes de cette réglementation, c’est qu’elle est trop indifférenciée, c’est-à-dire qu’elle essaie de traiter… au lieu de regarder au cas par cas les situations, on a des règles qui sont très rigides et qui vont poser certainement beaucoup de problèmes d’application, vont avoir des conflits commerciaux assez importants avec des pays qui seront très mécontents qu’on ne prenne pas en compte le critère de légalité dans leur propre législation.
Avec rfi.fr