La Cours des comptes révèle la situation des finances publiques de 2019 au 31 mars 2024. Dans son rapport d’audit définitif rendu public ce mercredi, elle relève plusieurs écarts de gestion durant cette période. Elle constate des discordances sur les données de l’amortissement, de l’encours de la dette publique et des disponibilités bancaires ; des anomalies dans les surfinancements ; des pratiques impactant la trésorerie de l’Etat ; des manquements dans la gestion des dépôts à terme (DAT) ; un reliquat de l’emprunt obligataire (Sukuk SOGEPA) de 2022 non versé au Trésor public. Ce n’est pas tout car la Cour a aussi fait état d’une dette garantie non exhaustive ; d’une dette bancaire importante contractée hors circuit budgétaire ; des déficits budgétaires supérieurs à ceux affichés dans les documents de reddition ; un encours de la dette supérieur au montant figurant dans les documents de reddition.
Le document de 56 pages mentionne que les données sur l’amortissement de la dette de 2019 à 2023 indiquées dans le rapport du Gouvernement ne sont pas concordantes avec celles des PLR/LR (Projet de loi de règlement/Lois de règlement. Les données présentées dans le rapport du Gouvernement ne reprennent pas correctement les situations transmises par la Direction de la dette publique (DDP) et retracées dans les lois de règlement.
Des écarts de montants faramineux dans les encours et les disponibilités bancaires
Selon la Cour, l’encours de 13 773 milliards de F CFA de la dette de l’Administration centrale au 31 décembre 2023 présenté dans le rapport du Gouvernement est différent de celui de 13 854 milliards de F CFA retracé dans le PLR 2023, soit un écart de 81 milliards de F CFA. Cet écart porte sur la dette intérieure et concerne les bons du Trésor en compte de dépôt et les bons du Trésor par adjudication de courte durée (inférieure à un an) qui n’ont pas été remboursés dans l’année et, par conséquent intègrent, l’encours.
Concernant les disponibilités bancaires, la Cour note que la situation des disponibilités de l’Etat transmise à la Cour par le Trésorier général est arrêtée à 278,47 milliards de F CFA au 31 décembre 2023 alors que le rapport du Gouvernement indique un solde de 173,6 milliards de F CFA, soit un écart de 104,87 milliards de F CFA. Toutefois, la circularisation auprès de la banque B.A. révèle l’existence d’un solde créditeur au 31 décembre 2023 d’un montant de 479 607 713 FCFA du compte n°80130730000 ouvert au nom du Trésorier général mais non communiqué par le Trésor ; d’un solde au 31 décembre 2023 de 3 141 FCFA en lieu et place de 15 000 003 141 FCFA enregistré au compte n°80080030000 ouvert au nom de l’Etat du Sénégal et géré par le Ministre chargé des finances que le Trésorier général a indument intégré dans ses disponibilités. Au total, récapitule la Cour des comptes, les disponibilités du Trésor au 31 décembre 2023 sont arrêtées à 263,95 milliards de F CFA.
Elle souligne qu’en réalité, le Trésorier général a procédé le 29 décembre 2023, à partir de son compte règlement ouvert à la BCEAO, à un virement d’un montant de 15 milliards de F CFA dans le compte n°80130730000 ouvert à son nom dans les livres de la banque B.A. Ce virement positionné le 02 janvier 2024 est transféré le même jour dans le compte n°80080030000 ouvert au nom de l’Etat du Sénégal dans la même banque et géré par le Ministre chargé des finances. Le montant est aussitôt utilisé pour payer des dépenses non autorisées au profit de divers fournisseurs. En définitive, la Cour retient le solde de 479 607 713 F CFA au 31 décembre 2023 ; ce solde n’a pas varié en fin janvier 2024.
Par ailleurs, signale la Cour des comptes, la situation des disponibilités du Trésor présentée dans le rapport du Gouvernement n’inclut pas les dépôts à terme (DAT) ainsi que les soldes des comptes ouverts par les ministres chargés des finances au nom de l’Etat du Sénégal.
Des anomalies dans les surfinancements
La Cour relève des discordances dans les reports des surfinancements et l’utilisation en 2023 d’une partie du surfinancement. Le surfinancement de 2020 de 54,71 milliards de F CFA n’a été reporté en 2021 que pour un montant de 51,31 milliards de F CFA, soit un écart de 3,4 milliards de F CFA. Celui de 2021 d’un montant de 238,24 milliards de FCFA n’a été reporté en 2022 que pour 120,7 milliards de F CFA, d’où un écart de 117,54 milliards de F CFA, révèle la Cour des comptes. Le surfinancement est le dépassement du montant nécessaire pour couvrir le besoin de financement composé du déficit, de l’amortissement de la dette et des autres charges de trésorerie.
Les arguments du ministre des Finances sortant balayés
A ce sujet, la Cour rappelle dans son présent rapport que le ministre des Finances et du Budget avait soutenu, dans le rapport sur l’exécution des lois de finances de 2022, qu’une partie de ce surfinancement a été rétrocédée à PETROSEN. S’agissant de la gestion 2022, le surfinancement de 35,4 milliards de F CFA n’a pas été reporté en 2023. Selon le Ministère des Finances, le non-report se justifie par « la hausse de l’amortissement de la dette porté à 944 milliards de F CFA au lieu du montant de 908,51 milliards de F CFA retenu qui résulte de la fluctuation de change ».
La Cour fait observer que le montant de l’amortissement arrêté en 2022 est de 908,51 milliards de F CFA et non 944 milliards de F CFA. La raison invoquée par le ministère relativement aux variations de change ne peut faire fluctuer l’amortissement. Ces variations sont neutres sur l’amortissement. En effet, explique la Cour, pour l’amortissement c’est la valeur d’entrée qui détermine sa valeur de sortie. Les fluctuations affectent tout au plus les comptes de change. L’écart de 35 milliards de F CFA sus indiqué avait été relevé dans le cadre de l’instruction du RELF 2022 et résultait de la comptabilisation dans l’amortissement de la dette d’un bon du trésor (SN0000001744-BAT-05-2022 du 11/02/2022) de courte durée qui n’affecte pas le financement du budget, soutient l’organe de contrôle des finances publiques.
Des dépenses sans couverture budgétaire
Par ailleurs, la Cour constate que sur les 604,7 milliards de FCFA annoncés au titre du surfinancement, une partie est consommée sur autorisation du ministre des Finances et du Budget, pour un montant de 326, 43 milliards de F CFA destiné à des dépenses relatives au remboursement de dettes bancaires, au secteur de l’énergie et au soutien à la consommation. En outre, la Cour constate, dans la comptabilité générale de l’Etat, l’alimentation du compte CAP Gouvernement pour un montant de 155 milliards de F CFA sans couverture budgétaire.
Dans son rapport, elle rapporte que le Ministère des Finances et du Budget précise que le montant de 155 milliards de F CFA est imputé par erreur dans le compte au moment du basculement en 2023 sur le nouveau système intégré de gestion des comptes de dépôt (SIGCCD). Le relevé du compte de dépôt est joint pour attester qu’aucune dépense n’a été imputée sur ce montant et que la trésorerie de l’Etat n’a pas été affectée par cette erreur.
Cependant, la Cour relève que toutes les ressources portées au crédit du compte de dépôt CAP Gouvernement figurant au journal des opérations d’ordre à la date du 15 septembre 2023 sont entièrement consommées et aucune écriture d’annulation n’a été effectuée. En définitive, ces décaissements irréguliers d’un montant total de 481,42 milliards de F CFA doivent être déduits du surplus de financement annoncé de 604,7 milliards de F CFA, ce qui ne laisse qu’un reliquat de 123,28 milliards de F CFA.
Des dépenses autorisées par décret d’avance et non régularisées de plus de 204 milliards FCFA
D’après toujours la Cour des comptes, le déséquilibre de trésorerie qui limite les possibilités de l’Etat à couvrir ses engagements résulte de certaines pratiques liées notamment à des dotations de comptes de dépôt sans couverture budgétaire ; des dépenses autorisées par décret d’avance et non régularisées d’un montant de 204 584 374 324 F CFA ; l’avance est accordée dans le cadre de conventions de dettes croisées avec la SENELEC et destinée notamment au paiement d’impôts, de droits et taxes dus à l’Etat.
Le DAT est une somme d’argent bloquée sur un compte bancaire et productive d’intérêt au bout de l’échéance fixée dans la convention y relative. Il a vocation à être restitué au comptable public déposant à l’échéance convenue. Le solde du compte 515119 « DAT-TG Banques commerciales » en fin d’année 2023 est de 219 354 013 260 F CFA. Ce solde comprend l’ensemble des DAT constitués depuis 2014 et non encore restitués au Trésor. Au regard de la balance dite provisoire, ce solde n’a pas évolué au 31 mars 2024.
Toutefois, ce stock n’est pas corroboré par la situation extracomptable des DAT appuyée des pièces justificatives qui dégage un solde de 198 287 194 249 F CFA, soit un écart de 21 066 819 011 F CFA. De plus, le calcul et le versement des intérêts attachés aux DAT ne font pas l’objet d’un rapprochement périodique entre le Trésor et les banques dépositaires. L’absence de concordance entre le compte « DAT-TG Banques commerciales » de la balance du TG et la situation de suivi extracomptable est due à l’absence de suivi adéquat des DAT, malgré l’importance des sommes en cause, fait observer la Cour.
Un reliquat de 114,4 milliards de F CFA de l’emprunt obligataire (Sukuk SOGEPA) de 2022 non versé au Trésor public
De plus, la Cour révèle que la Société nationale de Gestion et d’Exploitation du Patrimoine bâti (SOGEPA), créée par loi n°2021-36 du 22 novembre 2021, a procédé le 21 avril 2022 à la mobilisation d’un emprunt obligataire sous forme de Sukuk d’un montant de 330 milliards de F CFA. Pour réaliser cette opération, l’Etat a procédé à la vente de certains de ses immeubles bâtis à la SOGEPA, par décret n°2022-163 du 03 février 2022 portant cession à titre onéreux au profit de la Société, dans le cadre du développement du Sukuk, de divers immeubles bâtis appartenant à l’Etat. Des biens dont le building administratif, immeuble ministères des Finances et du Budget, sont vendus pour une valeur de 198 092 000 000 F CFA sur la base d’un rapport d’évaluation et après avis favorable de la Commission de Contrôle des Opérations domaniales (CCOD), après consultation à domicile. Ces biens vendus à SOGEPA ont permis via un fonds commun de titrisation de mobiliser l’emprunt. Ils sont ensuite mis en location à l’Etat du Sénégal qui paie des loyers servant de rendement aux investisseurs. A la fin de la maturité, l’actif est racheté pour permettre le remboursement intégral du capital. Mais la Cour a relevé des anomalies sur cette opération. Un virement d’un montant de 247,33 milliards de F CFA est effectué par la BIS au profit du compte n° SN079.01101.251143401001.67 ouvert au nom de « ETAT DU SENEGAL/RELANCE DE L’ECONOMIE ».
Selon la banque, il n’existe pas de dossier d’ouverture du compte ; les ordres de virements présentés par la banque sont signés par le Directeur général du Budget. Positionné le 11 mai 2022, le produit est entièrement exécuté en dehors des procédures budgétaires et comptables, souligne la Cour. Pourtant, elle signale que l’Etat a pris le décret d’avance n°2022-1950 du 07 novembre 2022 pour constater le produit et ouvrir des crédits d’égal montant pour des ressources exécutées en dehors de la loi de finances.
A l’en croire, le Trésor public n’a reçu que 90 milliards de F CFA par virements successifs faits le 16 mai 2022 pour 30 milliards de F CFA, le 19 mai 2022 pour 40 milliards de F CFA et le 14 juin 2022 pour 20 milliards de F CFA. Ainsi, conclut la Cour, le reliquat de 157 338 615 804 F CFA n’est pas reversé au Trésor public. Et malgré les conclusions du Ministre des Finances à l’époque, indiquant que le montant exécuté en dehors du circuit Trésor est de 114,4 milliards de F CFA dont une partie (28,52 milliards de F CFA) est une opération de trésorerie, la Cour constate que les justificatifs relatifs à cette opération de trésorerie ne sont pas produits. En définitive, la Cour considère comme gap de trésorerie affectant le déficit le montant de 114,4 milliards de F CFA non reversé au Trésor.